Croah ! Fait la grenouille

Croah ! Fait la grenouille

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Dans le cadre du collectif d’auteurs « l’invasion des grenouilles », je participe à l’évènement « Les auteurs francophones SFFFH ont du talent ».

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Vous pouvez donc découvrir ci-dessous la nouvelle Naturalis, disponible dans le recueil Du début à la fin et inspirée du roman dystopique éponyme Naturalis (prix Femme Actuelle 2013).

Naturalis

1996, crise de la vache folle.

2001, épidémie de fièvre aphteuse.

2004, grippe aviaire.

2009, A(H1N1).

2012, les farines animales sont réincorporées dans les chaînes de production.

2014, la vente de viande d’animaux clonés est autorisée.

2016, les biotechnologies pour faire « pousser » de la viande en laboratoire aboutissent à des applications industrielles.

2020, les produits carnés artificiels sont commercialisés.

2025, les premiers cas de ce que les médias baptiseront à tort « la peste alimentaire » sont signalés.

2026, le plus grand plan mondial de recherche génétique est déclenché pour tenter d’enrayer la pandémie. En vain.

2027, la pandémie s’éteint aussi vite qu’elle est apparue en emportant 12 % de la population mondiale. Tout le monde s’accorde à dire que c’est la fin de la période la plus noire de l’Humanité. Tout le monde se trompe.

2028, les allergies environnementales ont considérablement augmenté en nombre et en intensité. Elles deviennent la première cause de mortalité.

2030, le taux de survie des nouveau-nés est quasi nul, les nourrissons sont emportés par diverses allergies dans leurs premières semaines.

2033, « l’année noire », un quart de la population mondiale est emportée par des insuffisances respiratoires et des chocs anaphylactiques.

2034, la population humaine devient stérile suite aux traitements antiallergiques nécessaires pour les maintenir en vie.

2035, on fuit les campagnes pour s’amasser dans les centres-villes où tout est aseptisé et filtré. Tous les repères changent ; la Nature devient l’ennemi public numéro un. Les parcs sont bétonnés, les zoos abandonnés, les animaux domestiques et les plantes d’intérieur bannis.

2036, des recherches dévoilent des aberrations statistiques. Des individus qui n’ont encore jamais développé le moindre signe allergique portent des naissances à terme, les enfants survivent.

2037, Christopher Russell, généticien de renom, fait la dernière grande découverte de l’Humanité… Il dévoile à tous un arbre des espèces du monde animal amendé d’une nouvelle branche. Son diagramme reste célèbre : l’avant-dernière branche étiquetée « Homo Sapiens » est surmontée d’une croix rouge et de la mention « Éteinte ». Juste en dessous bifurque une nouvelle branche qui pointe fièrement vers le haut jusqu’à l’inscription « Homo Naturalis ».

2038, Russell prêche pour un rapprochement et un passage de relais des Sapiens aux Naturalis.

2041, Russell est assassiné, les mouvements pro-Naturalis démantelés. Les Naturalis sont traqués, parqués, des chasses urbaines télévisées sont même organisées pour amuser les foules.

Ils portent désormais tous les maux et sont devenus les boucs émissaires parfaits ; incarnation vivante du déclin des Sapiens, reflets pensants de cette Nature qui a décrété leur fin. Pendant vingt-cinq ans, les persécutions continuent.

2066, Les Naturalis se sont retranchés dans les régions campagnardes, ils ont annexé les montagnes, les forêts, les savanes, là où les Sapiens ne peuvent plus les atteindre. Ils attendent patiemment le déclin de ces derniers, leur extinction inéluctable.

2075, …

La surface lisse de la petite flaque d’eau reflétait le ciel plombé, aussi fidèle qu’un miroir. S’y dessinaient tous les détails des lourds nuages gris qui défilaient paresseusement des kilomètres au-dessus. Tout était paisible sur cette étendue aquatique miniature perchée au sommet d’un immeuble désaffecté. Pas le moindre souffle d’air ne rayait ce vernis parfait. Pourtant, les bords commencèrent à se boursoufler et des vaguelettes à se former. Le sol propageait une onde rythmée qui perturbait peu à peu la tranquillité du liquide. La réflexion du firmament se brouilla et l’impassibilité de la flaque ne fut bientôt plus qu’un souvenir. À son échelle, une véritable tempête sévissait à mesure que les chocs saccadés se rapprochaient. Au centre, une gouttelette se souleva en réaction aux vibrations induites, bravant l’attraction terrestre. Mais on ne bafoue pas la loi de la gravité impunément. La projection d’eau retomba bien vite et s’écrasa en ajoutant encore au tumulte de la masse aqueuse. Puis soudain, sans autres signes annonciateurs ; ce fut le raz-de-marée !

Une chaussure montante en cuir rapiécé vint faire exploser la petite nappe toujours stagnante quelques secondes plus tôt. Des éclaboussures jaillirent dans tous les sens avec des reflets irisés trahissant une forte concentration d’hydrocarbures. Le claquement sec du « splash » fut bientôt remplacé par un bruit sourd de succion alors que le soulier maculé d’une boue noirâtre continuait sur son élan. Sitôt libéré du poids de l’homme, le cratère fangeux qui s’était formé commença à se gorger de nouveau. Mais cette fois le liquide resta trouble. Les dépôts et dissolvants qui s’étaient amassés sur le fond pendant des lustres étaient maintenant en suspens dans la bouillasse infâme suintant du sol noir. Le calme n’eut pas le temps de revenir, la flaque de se polir et refléter à nouveau les cieux. Une botte – en coque polymère cette fois – s’écrasa, puis une autre, et encore une autre. Les empreintes étaient profondes, le rythme si serré que le limon spongieux n’avait pas le temps de se refermer sur les crevasses avant qu’un nouveau pied ne dispersât une fois de plus la lourde vase en des gerbes gluantes.

À chaque enjambée d’un des membres de la meute de poursuivants, de faibles vrombissements marquaient leurs foulées. Une armature métallique légère longeait leur corps, un exosquelette qui accompagnait leurs mouvements et amortissait les chocs. La motorisation des articulations amplifiait l’effort musculaire du porteur avec un minimum d’énergie humaine. Ainsi équipés, les traqueurs avaient l’avantage. Ils filaient plus vite et se fatiguaient moins. Le fuyard, à peine vingt-cinq mètres en avant, ne bénéficiait pas des mêmes artifices. Il serait bientôt rattrapé.

La respiration soutenue, mais régulière, le jeune homme courait en de longues enjambées rapides. Vêtu d’un jean et d’une chemise en lin sombre ouverte sur sa poitrine ambrée, il progressait avec la constance d’un athlète rompu à la course. Ses cheveux longs d’un noir de jais, lâchés, retombaient sous la ligne de ses épaules en ondulant au rythme de ses foulées. Il ne regarda pas un instant en arrière. Pas même pour jauger de la distance qui le séparait de ses poursuivants. Les cliquetis métalliques de leurs harnachements lui suffisaient à évaluer leur progression. Pour le moment, il était surtout concentré sur ce qui se passait devant lui. Il arrivait au bout du toit plat sur lequel il fuyait. Une contre-allée de cinq mètres de large séparait ce bâtiment du suivant. Il devait prendre son élan et calculer la seconde précise de son extension, afin de sauter la longueur sans s’écraser six étages plus bas.

Le revêtement goudronneux qui couvrait la toiture n’avait pas été entretenu depuis longtemps. Les intempéries, les ardeurs du soleil et le temps avaient eu raison de lui. Il s’était peu à peu désagrégé pour former une couche poisseuse sur toute la surface de l’édifice. Le court muret qui bordait le périmètre retenait la fange croupie. Le jeune homme savait que cette bourbe pouvait se dérober s’il exerçait une pression trop brusque, aussi choisit-il avec précision le moment de son envolée. Il prit appui sur le petit parapet, profitant de la stabilité de cette couronne de béton pour s’élancer de toutes ses forces. Sous l’impulsion, il gonfla ses poumons à bloc en un souffle rauque et violent. Ses bras accompagnèrent le saut avec un mouvement de balancier. Pendant une seconde il resta suspendu dans les airs, les jambes écartées en ciseau, le corps penché vers son but, les bras en arrière, le visage crispé par l’effort et ses yeux d’ébène emplis de détermination. Puis son pied droit rencontra la surface plate et solide d’un autre parapet identique à celui qu’il venait de quitter. Il libéra l’oxygène qu’il avait emprisonné et descendit du muret d’un bond. En quelques enjambées souples dans la gadoue sombre de ce nouveau toit, il retrouva son rythme et son souffle. Il détala de plus belle entre les rares paratonnerres et antennes rongés par la rouille qui tenaient encore debout.

Derrière lui, le groupe enjamba le gouffre comme une masse grouillante de fourmis passerait au-dessus d’une brindille : en un agrégat fluide, et sans effort apparent. Certains individus commencèrent à glisser en rejoignant le sol huileux, mais les stabilisateurs de leur équipement compensèrent et ils reprirent leur course.

En dépit du handicap évident du fuyard, la troupe n’avait pas encore réussi à réduire l’écart. Mais le chef d’escouade voyait la chance lui sourire. Ils arpentaient le dernier immeuble de cet ensemble abandonné, et bientôt le coureur n’aurait plus nulle part où s’enfuir. D’une brève injonction, il ordonna à son peloton de se déployer en éventail afin de couper toute tentative de retraite à l’insoumis désormais acculé. Le fugitif arrivait à l’extrémité du bâtiment. Il allait devoir s’arrêter s’il ne voulait pas plonger vers une mort certaine. D’un même mouvement, les soldats s’armèrent des courts fusils d’assaut fixés à leur cuisse, prêts à le mettre en joue. Ils ralentirent, lui pas… Avant d’avoir pleinement saisi ce qui se passait, ils virent le jeune homme sauter par-dessus le garde-fou et disparaître dans le vide.

Sensation d’apesanteur, la chute lui souleva le cœur.

Le choc fit trembler ses jarrets fléchis. Pas la place pour amortir convenablement son saut de trois mètres sur cet étroit balcon.

Il se propulsa en avant.

Son corps passa à l’horizontale au-dessus de la rambarde sur laquelle il avait pris appui d’une main.

Il glissa dans les airs, longeant le mur de l’immeuble. Atterrit un étage plus bas en s’infiltrant de biais dans l’espace vertical des deux balcons parallèles au sien.

Nouveau choc.

Il repartit en sens inverse, et sautant en quinconce d’un balcon à un autre, poursuivit comme un cabri sa périlleuse descente.

Agglutinés au parapet, les militaires se penchèrent au moment même où le jeune homme effectuait son dernier bond. Un concert de jurons s’éleva lorsqu’il rasa l’immeuble pour se soustraire à leur vue et traverser la rue.

Le leader jaugea la distance du sol et sauta à son tour, suivi de près par le reste de sa brigade. Ils ne visèrent pas les balcons pour freiner leur descente et se lancèrent au plus court dans le vide. Les exosquelettes, poussés au bout de leurs limites, amortirent leur chute dans un crissement de métal.

Le fugitif venait de tourner au coin d’un hangar désaffecté. La meute reprit sa course. En dehors des acteurs de cette chasse à l’homme, le quartier était désert, délaissé. Les carcasses de voitures éventrées trahissaient la durée prolongée de cet abandon. Il s’agissait de l’un des nombreux secteurs interdits qui bordaient « le Bois ».

La destination du fugitif ne faisait plus aucun doute aux yeux du chef, et sa capture n’était plus une option.

Ne pas courir en ligne droite, ils lui tireraient dessus à la première occasion désormais.

Crochet à gauche.

Repli derrière le châssis d’une voiture couchée sur le côté.

Son souffle était rauque, il commençait à perdre sa régularité.

Il plongea dans les ténèbres d’un hangar éventré.

Je peux y arriver.

Il zigzagua en silence entre les détritus, moins souple qu’au début de la poursuite. La fatigue se faisait sentir.

Derrière lui les bottes résonnèrent sous la charpente couverte de tôles quand le groupe débarqua à son tour dans l’entrepôt désaffecté.

Le jeune garçon essoufflé eut juste le temps de bondir sur une ancienne porte d’évacuation à moitié dégondée.

Le claquement du battant repoussé avec force derrière lui couvrit le bruit d’impact du projectile qui vint s’écraser à l’endroit précis où il se tenait une fraction de seconde plus tôt.

L’issue de secours débouchait dans une ruelle étroite bordée de chaque côté par de hauts murs de béton brut. Une allée rectiligne avec un seul point de sortie environ cent cinquante mètres en aval, et le dos d’un bâtiment décrépis terminant cette impasse en amont. La horde serait sur le seuil avant qu’il ne puisse atteindre l’embouchure. Il ferait alors une cible facile. Puisant dans ses dernières ressources, il repartit de plus belle.

Le fracas de la porte rabattue avec hargne retentit alors qu’il n’était pas encore à mi-chemin de la sortie. Le premier soldat mit un genou à terre et visa avec précision. Sa cible se découpait en ombre chinoise, nette contre l’ouverture débouchant dans une large avenue déserte. Immanquable.

Le fuyard se jeta soudain au sol. La balle qui lui était destinée siffla, inoffensive, au-dessus de lui. Jouant de son élan, il se réceptionna avec un roulé-boulé, se redressa, et reprit sa course en ahanant.

60 mètres à parcourir.

Déjà, la horde s’extrayait tant bien que mal de l’issue de secours du hangar, accordant quelques précieuses secondes de répit à leur proie qui filait toujours, des mèches de cheveux zébrant son visage couvert de sueur.

40 mètres.

Le commando se positionna ; cinq hommes accroupis en une première ligne et cinq autres debout en arrière. Dans l’encadrement de la porte, le chef donna l’ordre de tirer en extirpant lui-même son arme.

Les cliquetis des crans de sûreté et des culasses retentirent à l’unisson. Ils résonnèrent dans l’étroit cul-de-sac occupé dans toute sa largeur par le peloton.

Une demi-seconde de silence pur ; rien ne bougeait plus vers le fond de l’impasse.

30 mètres, la semelle de coureur heurta l’asphalte avec un son étouffé, et ce fut le signal ; un déluge de plomb s’abattit.

Les détonations claquèrent, roulèrent et grondèrent tel un orage d’été déchaîné. Les sifflements filèrent le long de la ruelle comme pour effrayer un peu plus le gibier dans sa fuite. Il bondit sur le couvercle d’une grosse benne à ordure grise.

25 mètres, un paquet de projectiles se perdit vers l’avenue. Certains s’écrasèrent un à un sur le bitume là où l’homme venait de prendre son élan. Souple et habile, il utilisait chaque aspérité, mesurait chacun de ses appuis, profitait de sa vélocité pour décupler ses inflexions. Il sautait, virevoltait, plongeait et semblait rebondir d’un mur à l’autre, occupant tout l’espace en des arabesques de mouvements imprévisibles.

Les soldats ajustaient leur tir, mais ses déplacements trop erratiques les perturbaient. Les balles transperçaient les parois de la benne, se fracassaient contre les parpaings, ou venaient ricocher sur le sol. Cette cacophonie déchirait le silence ambiant de la zone abandonnée en rythmant chaque nouvel essor du fugitif.

— Mais basculez en automatique putain ! Il se casse ! Arrosez-le, arrosez-le !

Le sergent accompagna son ordre d’une longue rafale.

20 mètres, le jet de projectiles destiné au coureur le manqua de peu. Il s’accrocha au barreau d’une échelle d’évacuation rouillée, se hissa pour laisser passer une salve qui sinon l’aurait déchiquetée au niveau du bassin, pivota en salto contre la paroi, toujours cramponné à son échelon, tête en bas. Une balle s’encastra dans le mur à quelques centimètres de son oreille. Mais il avait déjà lâché prise pour retomber accroupi au sommet d’un transformateur électrique.

10 mètres, j’y suis presque.

Les soldats balayaient maintenant toute la largeur de l’impasse sans essayer de suivre les mouvements de leur gibier. Plusieurs projectiles frappèrent l’armoire de métal. Elle laissa aussitôt échapper des gerbes d’électricité qui craquèrent dans l’atmosphère, rivalisant avec le feu nourri des détonations. Le jeune homme plongea, il se réceptionna en une glissade sur le côté, passa sous la lame horizontale des balles cherchant à le déchiqueter. Il roula sur lui-même, visa le mur opposé pour y prendre un dernier élan.

5 mètres, l’air se chargeait d’une odeur d’ozone et de poudre brûlée. Toujours à terre, le garçon en nage termina sa glissade, donna une impulsion de toutes ses forces contre la paroi, prit appui sur un bras et utilisa la dynamique de son mouvement pour bondir vers l’avenue.

Violente déchirure sur le flanc gauche. Il était touché, tituba, perdit l’équilibre. Emporté par son élan, il bascula et s’écroula derrière le coin du bâtiment, hors d’atteinte des tirs.

Le tonnerre se tut.

— Il est touché ! Finissez-le ! ordonna le chef.

Les membres du peloton se relevèrent d’un bloc dans un ronronnement discret de petits moteurs électriques, et se ruèrent vers le bout de l’impasse.

Il arracha sa chemise d’un geste sec et inspecta sa blessure à la hâte. La balle avait traversé la partie charnue. Il se redressa, et grimaça en portant son poids sur la jambe gauche.

C’est supportable.

Son torse couvert d’une sueur uniforme renvoyait des éclats de lumière comme s’il était huilé. Sous son omoplate, à hauteur du cœur, un tatouage tribal monochrome enchevêtrait ses courbes sur sa peau cuivrée.

Les échos des pas rapides de ses poursuivants lui parvenaient depuis l’embouchure. Sans un regard vers l’impasse, il détala vers un vieux camion éventré juste à temps pour se soustraire aux recherches de ses ennemis. Il continua sa course, moins alerte, essoufflé.

Encore un peu, j’y suis.

Devant lui, l’avenue était barrée par un haut grillage surmonté de rouleaux de fils barbelés. Tous les dix mètres, une pancarte noire accrochée aux mailles indiquait en lettres capitales blanches « ZONE INTERDITE – DÉFENSE D’ENTRER ».

Ses forces le quittaient, sa foulée ralentit. Il pouvait sentir le sang chaud imprégner la ceinture et la jambe de son pantalon. Devant lui, de l’autre côté de la clôture : un parking abandonné au bitume défoncé. Mais ses regards se portaient au-delà de l’étendue déserte, sur la masse sombre du « Bois ».

Dans son dos, le cliquetis des armatures retentit, plus net ; la meute arrivait sur ses talons. Le souffle court, il fonça sur le treillis de fils de fer.

— Arrêtez-le ! hurla le sergent. Il ne faut pas qu’il atteigne le « Bois ».

Le jeune homme escalada le grillage, prit appui sur une pancarte, passa par-dessus les barbelés en s’entaillant les mains et en déchirant son jean.

Le commando se dispersa pour contourner le camion qui bloquait leur ligne de tir.

Le fugitif se réceptionna de l’autre côté avec une grimace de douleur, se releva, et reprit sa course.

Les soldats s’amassaient déjà au pied de la clôture. D’une simple impulsion mécanisée, ils sautèrent sans effort par-dessus les fils de fer et atterrirent à leur tour sur l’ancien parc de stationnement.

L’insoumis s’arrêta, à bout de souffle. Résigné, il se laissa tomber à genoux.

Il resta accroupi, le bataillon massé vingt mètres derrière lui à peine. Aucune cache sur ce parking désert, aucun mur sur lequel bondir, aucun espoir… La course poursuite se terminait là. Il posa un regard triste devant lui. Dans cette luminosité particulière, entre chien et loup, le détail des contours des arbres qui semblaient l’appeler une centaine de mètres plus loin restait difficile à cerner.

Si proche du but…

Les soldats allumèrent leurs visées laser. Des petits points rouges dansèrent sur le sol, se regroupèrent, montèrent le long du dos ruisselant, et s’amassèrent sur le tatouage. Ils attendaient l’ordre de faire feu.

Le sous-officier n’hésita pas longtemps. Il se déporta sur le flanc, toisa ses hommes, et donna l’ordre.

Accroupi, Il laissait reposer la majorité de son poids sur son côté valide. Les mains appuyées sur le sol, bras tendu, il était presque à quatre pattes. La tête ballante, la respiration haletante, il était vaincu. Il n’avait même plus la force de se redresser. Dans son dos, son souffle saccadé faisait monter et descendre le tatouage, accentuant un peu plus la danse macabre des points rouges dardés sur son cœur. Il attendait l’inévitable, sans bouger, résigné.

Sa main droite reposait dans une large crevasse du bitume défoncé par le temps et l’assaut des racines de la végétation proche. Elles avaient progressé sans hâte, réclamant en sous-sol ce que le béton et le goudron leur interdisaient encore en surface. Elles avaient longé la croûte noire par-dessous, comme des veines effleurant la peau. Elles avaient commencé leur immuable travail de sape, boursouflant l’asphalte, poussant la couche de sable sec et la pierraille de remblais qui soutenait cette chape sombre. Ses doigts frôlèrent une radicule, s’attardèrent à son contact.

Sa respiration s’apaisa, se fit plus lente, plus profonde, plus régulière. Il redressa la tête vers l’orée : ce n’était pas le regard d’un homme battu qui jaugea la distance. Les pupilles dilatées, ses iris se cerclèrent d’un halo vert brillant. Sa main effleurait toujours la racine naissante qui frémissait sous sa caresse. Ses paupières se plissèrent, ses narines palpitèrent et sa mâchoire se serra. Un long frisson parcourut tout son corps. Une détermination farouche se dessina sur son visage. Imperceptiblement, sa position changea pour se rapprocher de celle d’un sprinter sur les starting-blocks. Il ferma ses paupières et prit une profonde respiration. Derrière lui, l’ordre de faire le feu cingla comme un coup fouet. Il rouvrit les yeux…

Les projectiles ne trouvèrent que le vide. Ils s’écrasèrent en une myriade d’éclats qui vinrent se fracasser autour de la crevasse et déchiqueter la pousse tendre s’y frayant un chemin.

L’inconnu n’avait pas simplement bondi, mais décollé, habité d’une énergie nouvelle. Les coudes au corps, sa course était si puissante, si rapide, que les tireurs ne purent réajuster leurs armes à temps.

— Abattez-le ! Abattez-le ! hurla le sous-officier en se ruant en avant.

Ils visèrent consciencieusement, plissèrent les yeux, puis les écarquillèrent d’effroi.

Là-bas, le fugitif s’était arrêté aux pieds de la forêt et s’était retourné. Ses iris de jade luminescents éclairaient son sourire goguenard. Une guerrière blonde aux cheveux courts apparut entre les arbres et le rejoignit. Elle tendit ses bras en avant, hurlant la charge de ses troupes.

Un grand-duc fondit sur le chef des soldats. Il lui déchiqueta le visage de ses serres tandis qu’une meute de coyotes surgit d’entre les troncs et se rua à une vitesse vertigineuse sur le bataillon en grognant, les babines retroussées sur leurs crocs acérés.

2075, Les Naturalis ont évolué aussi vite que les Sapiens ont dépéri, en parfaite osmose avec leur environnement. La population mondiale est d’un milliard d’individus répartis équitablement entre Sapiens et Naturalis. Le clan des coyotes est le premier à éprouver les défenses de l’oppresseur. Aux quatre coins du monde, d’autres brigades tombent dans le même piège et subissent un sort identique. La fin du règne Sapiens a sonné.

Cette nouvelle fait partie du recueil Du début à la fin et est inspirée du roman dystopique éponyme Naturalis (prix Femme Actuelle 2013).


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